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Un tournant (suite … )

Par Alain Bouquet

Irène et Frédéric Joliot-Curie dans leur laboratoire
© ACJC

I et F Joliot-Curie

Irène Curie (1897-1956) et Frédéric Joliot (1900-1958) venaient de réaliser la source de polonium de très loin la plus intense du monde (100 mCi), car l’Institut du Radium de Paris disposait en quantité importante de radium et de radon utilisés en radiothérapie. Intrigués par les résultats de Bothe et Becker, ils décidèrent de répéter l’expérience un peu différemment. Leur montage permettait d’interposer des écrans variés devant l’entrée de la chambre d’ionisation, utilisée à la place du compteur Geiger. Ils commencèrent, en décembre 1931, par confirmer les résultats de Bothe et Becker, puis ils décidèrent en janvier 1932 d’examiner l’effet de ces γ de très haute énergie en interposant des écrans de différentes substances. Ils n’observèrent rien de particulier, sauf avec le béryllium comme cible et la paraffine comme écran. Dans ce cas, le courant d’ionisation était très intense

Cela indiquait que des protons traversaient la chambre d’ionisation, mais comme le béryllium n’en produit pas dans un bombardement alpha (α) , ces protons ne venaient pas du béryllium, mais de l’écran. Et comme seule la paraffine produisait cet effet, ils ne résultaient pas d’une transmutation nucléaire des noyaux de l’écran, mais ils étaient simplement éjectés de l’écran. Interprétant le phénomène comme un effet Compton (γ+p Æ γ+p), les Joliot-Curie estimèrent l’énergie des γ à 50 MeV environ.


Dispositif expérimental
© ACJC

Puis J. Chadwick

Apprenant les résultats obtenus par les Joliot-Curie, James Chadwick (1891-1972) n’eut, comme Rutherford, aucun doute sur la qualité de l’expérience mais il douta de leur interprétation : d’une part la probabilité d’un effet Compton était de plusieurs ordres de grandeur trop faible pour expliquer l’effet observé (les Joliot-Curie en étaient d’ailleurs parfaitement conscients et ils invoquaient une nouvelle forme d’interaction), et d’autre part une énergie de 50 MeV pour un γ violait la loi de conservation de l’énergie. Même si certains théoriciens, comme Bohr, étaient alors prêts à admettre une telle violation dans la transmutation bêta, cela paraissait douteux à la majorité.

Chadwick menait depuis plusieurs années des expériences de bombardement de différents éléments par les particules alpha du polonium, et il avait mis au point au Cavendish une petite chambre d’ionisation reliée à un amplificateur (cascade de triodes), un oscillographe et un enregistreur photographique. Cet appareillage était bien plus sensible que celui des Joliot-Curie, et Chadwick put détecter l’éjection d’autres noyaux que les protons par le rayonnement de Bothe et Becker. Il démontra que si le rayonnement était dû à des γ, dont la masse est nulle, leur énergie devait être d’autant plus élevée que les noyaux de la cible étaient lourds, ce qui n’avait aucun sens. En supposant par contre que le rayonnement était dû à des particules de masse voisine de celle du proton, ces particules avaient une énergie constante de l’ordre de 5 MeV quelle que soit leur cible. La réaction de Bothe était en réalité :

L’interprétation correcte de Chadwick
© Chadwick

Chadwick avait enfin fini par découvrir « son » neutron. Dès le 17 février 1934, il annonça dans la revue Nature la « Possible existence d’un neutron », confirmant en mai ce résultat par des expériences plus complètes.

Epilogue

Avec le recul, il est normal que ni Bothe ni les Joliot-Curie n’aient découvert le neutron. Le montage de Bothe était très bien adapté à l’observation des g de désexcitation, qui sont d’ailleurs effectivement présents, mais son compteur Geiger était peu sensible aux neutrons. La chambre d’ionisation employée par les Joliot-Curie était très sensible aux protons, mais pas suffisamment pour détecter d’autres noyaux. Le montage de Chadwick était très proche de celui des Joliot-Curie, mais il ajoutait un amplificateur qui compensait largement l’intensité plus faible de sa source de polonium. Et surtout l’idée de neutron n’avait jamais été perdue de vue au laboratoire Cavendish, alors qu’elle n’avait jamais eu un grand retentissement sur le continent.

Pendant quelques mois encore, la possibilité demeura que la particule de Chadwick soit le neutron imaginé par Rutherford, un état intimement lié d’un proton et d’un électron. Mais Chadwick lui-même montra en 1934 que le neutron était un peu plus lourd qu’un proton et un électron, et n’était donc pas un état lié de ces derniers mais une nouvelle particule élémentaire.

Dès 1932, Heisenberg avait élaboré un modèle dans lequel proton et neutron étaient deux états de la même particule élémentaire, le nucléon (Wigner introduisit le terme d’isospin en 1937), dont tous les noyaux étaient formés. Cela permettait d’exclure la présence dans les noyaux d’électrons qui, via les inégalités d’Heisenberg, auraient dû avoir des énergies minimales d’une centaine de MeV. En 1933, Fermi exposa sa théorie de la transmutation bêta comme la transmutation d’un neutron en proton, avec la création simultanée d’un électron et d’un antineutrino.

Les progrès furent alors très rapides : modèle de la goutte liquide en 1935 (Gamow, Bohr, Bethe, Weizsäcker), fission en 1938 (Meitner, Hahn et Strassmann), réaction en chaîne en 1939 (Joliot, Bohr et Wheeler, Szilard et Fermi), réaction en chaîne contrôlée en 1942 (Fermi et Szilard) et premiers réacteurs nucléaires en 1943 (Wigner).

Alain Bouquet

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